Les mouvements stationnaires d’éducation populaire

 

Sylvain Stienon, directeur de l’association et militant de l’enfance et de la jeunesse depuis 20 ans, a souhaité s’exprimer sur son sentiment de désillusion vis à vis de l’éducation populaire. C’est un vrai coup de gueule. Un article subjectif que nous lui avons invité à exprimer ici, en toute liberté.

Véronique Devaux, Présidente

l'éducation populaire

Un héritage à faire vivre

Quelle responsabilité pour les élus et employés des mouvements d’éducation populaire d’être à la hauteur des grandes pensées de leurs fondateurs et de leurs intellectuels ! Pierre de Rosa en était un. Il a marqué et changé ma vie d’animateur le jour où j’ai pu échanger avec lui. Pour lui et tous les humanistes qui nous font réfléchir encore aujourd’hui, nous devons progresser, innover et viser le progrès social.

Un peu d’Histoire

On trouvera un peu partout sur le net l’histoire détaillée de l’éducation populaire. J’ai choisi de m’arrêter sur deux périodes.
La première pour comprendre la genèse de l’éducation populaire.
La seconde pour comprendre ce qu’étaient les grands mouvements d’éducation populaire il y 60 ans, au moment de leur jeunesse.

Les premières traces préhistoriques découvertes au Carbone 14 datent d’avant la révolution française. Les courants émergents du 18ème siècle visant à redonner le pouvoir au peuple étaient confrontés au manque d’éducation de la population. Il fallait donc créer des espaces pour que le peuple ne croit plus, mais pense. Et pour penser, il fallait apprendre, non plus seulement un métier pour survivre, mais accéder à la culture, la lecture, comprendre la politique, pour se créer les moyens d’émanciper un nouveau peuple, plus libre. L’idée est posée, c’est à peu près tout.

J’accélère, tant pis pour les fans d’Histoire : La révolution et Condorcet, la république, Jules Ferry et l’école, la séparation de l’église et de l’état (1905) puis les guerres… Deuxième pause :

La seconde guerre mondiale va faire naître, parfois clandestinement, renaître pour certains, chez les mouvements que l’on connaît aujourd’hui, une évidence : Il faut que le peuple comprenne, apprenne, s’éduque, échange. Un peuple éduqué, cultivé, est un peuple libre. L’école ne suffit pas à maintenir la paix, la liberté. Il faut une éducation plus globale, de tous, par tous pour une réelle démocratie, choisie et réfléchie de tous. Les futures générations doivent être suffisamment éclairées pour refuser les prochains régimes autoritaires.
Là, on est au moment de l’Histoire où les idées se concrétisent en débats, en réunions, puis en progressions sociales (grâce aux syndicats de travailleurs notamment).

Nous sommes alors tous redevables de ces mouvements, constitués de visionnaires, d’intellectuels tous plus humanistes les uns des autres. Ces mouvements sont alors les moteurs intellectuels œuvrant pour le progrès social.

Les grands mouvements ne bougeront pas longtemps. L’Etat, qui avait déjà commencé à prendre le contrôle de l’éducation populaire à coups d’agréments, lui donnera de moins en moins de place. Les ministères vont se succéder pour faire glisser l’éduc pop à une place secondaire, puis tertiaire (dans tous les sens du terme). Avec la culture, la jeunesse puis avec le sport… Le ministère Jeunesse et Sports est conduit par des politiques de subventions qui enferment de plus en plus les « mouvements » (de moins en moins mouvants). L’éducation populaire est maintenant réduite à l’animation socioculturelle.

Pieds et poings liés dans une réalité économique de fonctionnement,  les grands mouvements d’éducation populaire font du BAFA et des diagnostics ville pour financer leurs emplois et des caisses à savon pour éduquer le peuple…

Que deviennent ces mouvements aujourd’hui ?

Là encore, les puristes de l’objectivité seront déçus. Je ne vais pas vous dévoiler les résultats d’une enquête approfondie sur la gestion interne des mouvements d’éducation populaire.

Je vais vous faire part d’un témoignage. Le poste de directeur d’une petite association m’a permis d’être invité parfois à de jolies rencontres. Beaucoup d’animateurs n’ont pas accès à ces rendez-vous. C’est pour eux que je vais faire tomber 2 ou 3 fantasmes intellectuels. Voici le témoignage des deux plus récentes réunions auxquelles j’ai pu assister.

La première se passe en Aquitaine, 4 jours seulement après les attentats de Paris, le 17 novembre 2015. Autour de la table, les représentants régionaux des plus grands mouvements d’éducation populaire. Je suis très impressionné : Leo Lagrange, La ligue de l’enseignement, les CEMEA, les Francas, l’UFCV et tant d’autres ! Ils sont tous là…
Les services déconcentrés de l’état (qui ne se gênent pas pour décrédibiliser le ministère publiquement) démarrent la réunion par… « L’obligation de parler des attentats qui ont eu lieu ces derniers jours ». La parole est offerte à qui veut bien la prendre. Je mesure alors la chance que j’ai de pouvoir écouter les grands penseurs de l’éducation du peuple après un tel drame, qui marquera l’Histoire de notre pays. Je prends mon stylo pour prendre des notes…

Personne ne prend la parole… L’animateur de la réunion, un inspecteur de qualité, propose de passer à une information sur les mutuelles, par un spécialiste des CEMEA.

Voilà les positions des grands mouvements d’éducation populaire d’aujourd’hui… Rien.

Je prends quand-même la parole. Je parle du vivre ensemble, je dénonce la politique des CAF (devant la CAF 33, présente aussi) qui freine les mixités des publics*, du rôle des ACM dans l’expérimentation de la citoyenneté, des connaissances des religions… Ils sont d’accords. C’est tout. D’accords, mais ne changeront rien. Selon eux, ils font déjà tout cela…

 

La deuxième se passe en Seine et Marne, en janvier dernier, dans un grand mouvement d’éducation populaire que j’apprécie. Les orientations éducatives d’Evasoleil découlent directement de leur projet. Nous adhérions tout naturellement à cette association (eux n’adhéraient pas à Evasoleil). Nous sommes invités pour parler du contenu d’une rencontre interdépartementale sur le thème de la participation. Nous leur avions envoyé un DVD de notre projet CIDEing for Change, ils connaissaient nos projets et avaient pensé tout naturellement nous faire animer l’atelier sur la participation des jeunes, au vu de notre expérience en la matière.
Véronique Devaux, tout comme dans le témoignage précédent, m’accompagne. Voici ce qu’il se joue, se discute, voici la hauteur des contenus des réunions des militants de l’éducation populaire :
Après avoir parlé des tensions entre les associations départementales et Régionales, de la répartition interne des vœux des différentes mairies partenaires (ils choisissent finalement d’aller aux vœux du maire de la ville qui est sur le point de leur acheter un diagnostic), de quel président des Francas (j’l’ai dit ?) fera le discours d’ouverture de la journée interdépartementale (c’est important parce qu’il y a deux associations départementales, donc 2 présidents !), de l’opportunité d’enrichir leur assemblée générale (où ils l’avouent eux-mêmes que personne ne vient) d’une formation sur le droit du travail (y a-t-il si peu de choses à dire du bilan 2015 et des orientations 2016 ?), de l’embauche ou non d’une stagiaire… Rien, pas un mot sur l’éducation populaire, sur l’éducation tout court, sur leur projet associatif, ni même sur le fond de la journée interdépartementale organisée par la directrice… Nous avons appris quel conférencier allait intervenir et dans quel restaurant nous allions manger…

Les grands mouvements d’éducation populaire sont des administrations statiques, dénués de pratiques éducatives pour la population et pour les enfants. Nous sommes bien loin du projet de progrès social, encore moins des conceptions d’éducation politique ou de transformation. Les mêmes projets sont reconduits chaque année avec pas ou peu d’innovations pédagogiques. C’est triste mais réel.

* De plus en plus de CAF ne financent plus les organisateurs dont les sièges sociaux sont hors de leur département. Cette politique ne permet plus aux enfants de rencontrer d’autres enfants issus d’autres départements, donc d’autres cultures.

A qui est confiée l’éducation populaire alors ?

Aux autres. A tous les autres. C’est le début de la dispute… Pendant que les uns se poussent pour se trouver une petite place pas trop gênante au côté des grands mouvements statiques, d’autres font des choses, accueillent du public, innovent, inventent… Sans agrément, parfois sans même connaître ce qu’est l’éducation populaire.

La dispute de l’appartenance

Dispute de l'éducation populaire

Les objets des principales grandes associations sont avant tout complémentaires.

On peut lire par exemple pour l’UFCV “promouvoir et développer l’animation sociale, éducative et culturelle”, pour Léo Lagrange “Étendre la culture et organiser les loisirs, favoriser le rapprochement des hommes dans un esprit de compréhension réciproque et d’amitié fraternelle”. Un petit dernier? La ligue de l’enseignement : “Favoriser la création et le développement des associations laïques du département qui veulent promouvoir l’éducation populaire sous toutes ses formes”. Nous n’avons jamais été contactés par la ligue… 🙁 mais ce n’est pas le sujet…

Pourtant, chacun a la place pour faire vivre son projet, sans contradiction avec l’autre. Chacun a de quoi enrichir et soutenir les actions de l’autre. Le chantier est tellement infini…

J’ai passé 2 ans en formation d’animateur professionnel à entendre que les formations BEATEP des autres OF étaient moins bonnes.
J’ai rarement discuté ou écouté des conversations où l’on parlait de l’un ou de l’autre de ces mouvements plus de 5 minutes sans entendre des critiques souvent basses de leurs pratiques. J’ai appris à critiquer aussi, sans connaître, à leurs côtés.

Je ne développerai pas le point le plus médiocre des coups bas entre ces mouvements en ce qui concerne la bataille des marchés publics… L’histoire, dans mon département de la création de la société lucrative Charlotte 3C pour couler la FOCEL (= Ligue de l’enseignement 77) est un bon exemple de grande classe. Et de Telligo qui en profite pour tester sa lucrativité à Bussy Saint Georges…
Est-ce que les employés des mouvements qui répondent aux appels d’offre se battent pour leurs convictions? Pas évident lorsqu’on apprend qu’une fois le marché gagné, ils mettent parfois plus d’une année pour rencontrer l’équipe d’animation, et parfois ne trouvent même pas le temps de s’intéresser au contenu de la structure éducative avant le renouvellement du marché…

Le travail de fourmis des petits collectifs

La qualité d’un éducateur populaire n’est pas liée au nom de son diplôme*, de l’organisme de formation qui l’a formé, rarement liée à son employeur, et toujours liée à son engagement personnel… Certains élus, certains animateurs, éducateurs, certains bibliothécaires, retraités, enseignants, certains citoyens s’engagent dans des actions d’émancipation de leurs publics, de transformation sociale. Ils sont convaincus et plein d’énergie. Ils le font toujours avec leurs cœurs. Qu’on se le dise : Ce sont eux les vrais militants de l’éducation populaire d’aujourd’hui.

Le plus souvent, lorsqu’ils sont en poste d’éducateur, ils sont frustrés dans leurs emplois de ne pas pouvoir assez transformer, assez émanciper, assez faire agir. Certains en ont tellement envie qu’ils s’associent ou rejoignent une petite association locale, un petit collectif, et militent sur leurs temps personnel.

J’ai choisi d’en mettre quelques uns à l’honneur, presqu’au hasard tellement il en existe de plus efficaces, de plus modernes, de plus généreux que les grands mouvements sclérosés. Juste parce qu’eux, on ne les cite jamais. Rien n’est parfait dans leurs projets mais ils incarnent une réelle forme d’éducation populaire :

*A ce propos, Mr Lamour, à quoi rime un BPJEPS (Brevet Professionnel, de la Jeunesse et de l’Education Populaire et Sportive) Equitation par exemple ?

Pour conclure

Je ne critique pas, je dénonce. Entendez bien. Et je dénonce parce que j’ai envie de croire en eux. Ils ont une force incroyable dans leurs archives, au fond d’eux, à dépoussiérer. Je dénonce car les vieux mouvements d’éducation populaire détiennent le plus grand héritage, celui qu’ils se doivent de diffuser, de rendre accessible, de rendre lisible pour tous.

Francas, CEMEA, Léo Lagrange, Ligue, Enjeux, et les autres… Vos mandats, vos emplois ne sont pas anodins. Vous portez une responsabilité. Votre devoir est de passer la main, mettre en relation, rassembler et repenser une éducation populaire d’aujourd’hui, en adéquation avec les besoins de notre jeunesse, de notre société. Votre crédibilité et votre existence tiennent à cela.
A vous de jouer, à vous de trouver les formes modernes et efficaces pour agir, être plus présents et faciliter l’éducation globale, sociale et culturelle de notre société !

Sinon, j’invite les véritables éducateurs populaires de cœur, tous les citoyens qui militent au quotidien, en tant qu’animateurs, enseignants, ou éducateurs au sens large, à demander des comptes au ministère et aux grands mouvements d’éduc pop, à exiger une meilleure distribution des subventions pour les petits projets locaux, les innovations, à exiger des mises en réseaux gratuits et efficaces des outils, bilans, études, projets et personnes ressources en lien avec l’éducation populaire… mais surtout, à trouver tous les moyens, toutes les formes pour nous rassembler et nous entraider.

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Publié le 7 février 2016 Par Sylvain Stienon
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5 réflexions au sujet de « Les mouvements stationnaires d’éducation populaire »

  1. Pour continuer sur la lancée :
    un youtuber, HugoDécrypte, a lancé un média citoyen, , en 2012 alors qu’il avait 14 ans…
    Ce qui est pour moi l’illustration parfaite que internet a ouvert la voie à l’éducation populaire et que les plus jeune s’en sont déjà emparé !
    Je vous invite aussi à aller voir ce qu’il fait sur sa chaine youtube car il s’agit là encore d’éducation populaire…

  2. Quoi dire de plus ?
    Le pouvoir s’empare toujours de ce qui est nouveaux et qui viens du peuple, ils sont sclérosés comme il a était dit, a force de vivre en vase clos et de se reproduire entre eux, de se masturber avec les deniers du peuple, ils n’ont plus d’idées, plus de jambes, plus de bras. Alors comme des manges merdes (ils sont pire que des bêtes), ils sont à l’affût. Pour faire du business, de l’économie, du monopoly, jouer en bourse…
    Avec nos idées, nos pensées, nos traditions, notre savoir faire et être…
    Comme ils savent que le peuple manque de connaissance, ils profitent pour triturer les cervelles.
    Avec ce qui il y a de pure en bas, ils le rendent impure, car ils ont peur pour leurs cu.
    Ils ont inventaient le nationalisme, la discrimination, la peur de soi, de l’autre, la différence, les partis politiques, les religions, les lois, la police, l’armé, les territoires, les pays………..etc etc etc.
    Pour que nous même on se bouffent les uns et les autres. Et ça fonctionne.
    Long le chemin sera pour arriver à faire comprendre ce qu’est L’EDUCATION POPULAIRE. L’éducation populaire est à l’agonie, il faut le faire reconnaître sans demander quoique ce soi, en obligeant que cela soit dans le cursus scolaire de nos enfants. Que cela reste au peuple, que l’éducation populaire ne soit pas instrumentaliser, ne soit pas politiser, professionnaliser…..Pour que cela reste accessible aux peuples.
    Bref, il y a du boulot.
    Alors chacun à sa portée doit faire de l’éducation populaire. Faire comprendre ce que sait et à quoi ça sert.
    Soyons fort et restons le.

  3. Bonjour

    Bravo pour cet article et pour cet engagement intact que je découvre en préparant des fiches pour ma future séquence sur la pédagogie et l’histoire de la pédagogie. Cela fait plaisir de se sentir moins seul dans ce combat pour que l’eau vive continue à l’être sans barrages, sans stagnation institutionnelle car on le sait une eau qui stagne est vouée à la décrépitude), et sans intoxication politico-sectaire…Merci ! Cela m’aide à continuer à rêver…et à transmettre.
    (Bravo pour le site aussi)

    Fabien C
    Formateur référent BAPAAT LTP

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